Aurélie Tramier - Réparer notre mémoire, faire voler en éclats ce silence !
Le 24 Avril 2024 - Par Greg Catel pour La Griffe Noire.
Bien-Aimée, un roman historique magnifique, un épisode méconnu de la seconde guerre mondiale, une histoire d'amour extraordinaire, une très grande écrivaine ! Rencontre avec Aurélie Tramier.
La Griffe Noire : Bonjour Aurélie. Après « Peindre la pluie en couleurs » et "La Flamme et le papillon », vous emmenez cette fois vos lecteurs dans un roman historique. Qu’est ce qui vous a donnée l’envie de passer de raconteuse d’histoires à raconteuse d’Histoire avec un grand H ? Est-ce un exercice d’écriture différent ?
Aurélie Tramier : J’avais envie depuis longtemps de me frotter à un roman historique. J’avais adoré La part des flammes de Gaëlle Nohant et Le Bal des folles de Victoria Mas, qui évoquent des sujets moins connus tout en nous faisant plonger dans la grande Histoire.
Aixoise habitant Munich, je m’intéresse aux Franco-Allemands et au chaos que le XXe siècle a été pour eux. Je me suis tout d’abord orientée vers la Première guerre mondiale. J’ai passé des semaines à chercher, sans que rien de satisfaisant ne me vienne, jusqu’au jour où un peu par hasard, j’ai découvert le site internet du camp des Milles. Ce lieu situé à 10 minutes de la maison de mon enfance est assez peu connu des Aixois de ma génération, car le Mémorial n’a ouvert qu’en 2012. J’ai tout de suite su que j’avais trouvé. J’ai appelé mon éditrice qui m’a simplement répondu : « Suis ton intuition ». J’ai plongé tête baissée.
C’est un travail très différent de celui accompli pour mes romans précédents mais intellectuellement grisant. J’ai d’abord constitué un premier corpus de références historiques, puis j’ai ouvert mes lectures à des sujets annexes, que ce soit la mode dans les années 1930, l’Alsace ou le hautbois. Compte-tenu du peu de livres existant sur le camp, je voulais que mon histoire soit très fiable. Presque tous les personnages secondaires, y compris le petit chien, y sont authentiques ! Finalement, j’ai pu faire relire le roman achevé par un historien. Bien sûr, j’ai visité le camp plusieurs fois pour m’imprégner des émotions renvoyées par ses murs, ainsi que le Mémorial de la Shoah. C’est donc un travail très pointilleux, mais les recherches sont passionnantes, et c’est finalement rassurant car l’Histoire vient toujours soutenir celle que j’écris, comme si tout s’imbriquait naturellement ! Pour mon prochain roman, je sais déjà que je resterai dans une dimension historique, j’ai été mordue.
La Griffe Noire : Avec « Bien-Aimée » vous nous faites découvrir un lieu et un épisode très méconnu en France de l’histoire de la seconde guerre mondiale. La lecture nous plonge dans la poussière, la chaleur, la vie du Camp des Milles, à côté d’Aix-en-Provence. Une tuilerie transformée en camp d’internement pour, principalement l’élite artistique allemande, d’origine juive ou pas, fuyant les nazis. Comment avez vous connu ce lieu et qu’est ce qui vous a donné envie de raconter ce moment d’histoire ?
Aurélie Tramier : Le camp des Milles reste un endroit trop méconnu de ma génération et de celle de mes parents, pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’une tuilerie en activité jusqu’en 1992. Enfant, j’ai dû passer des dizaines de fois devant sans avoir la moindre idée de ce que ce lieu représentait. En cliquant sur le lien du site ce jour-là, j’ignorais totalement ce que j’allais y trouver. Je savais vaguement qu’un Mémorial avait ouvert ses portes mais je n’étais jamais allée le visiter. J’ai découvert avec fascination puis horreur l’histoire de ce camp, d’abord utilisé en 1939-40 comme prison pour les Allemands qui avaient pourtant fui l’Allemagne nazie, puis comme camp d’internement pour les étrangers dits « indésirables ». En août 1942, 2000 Juifs étrangers ont été déportés de ce camp vers Auschwitz, alors qu’Aix est encore en zone libre, et personne ne les reverra jamais. La honte m’a saisie. Comment tout cela avait pu se passer près de chez moi sans que personne ne m’en ait parlé ? J’ai tout de suite su que j’avais trouvé mon sujet : un sujet incroyable, méconnu, artistique, non manichéen, comme une invitation à parcourir le XXe siècle bringuebalé entre la France et l'Allemagne. Ici, tout était inversé…
Vous me parlez de poussière, de chaleur : je désirais transmettre une expérience du camp qui agresserait tous les sens. Les odeurs devaient nous assommer, je voulais qu’on se sente sales, baignés dans la poussière. Je voulais un soleil cruel, qui brûle à travers les pages. Le camp est le véritable personnage de ce livre, c’est presque comme un huis clos.
La Griffe Noire : C’est le cas pour vos deux livres précédents, et encore plus pour celui-ci. Vos récits parlent d’échanges entre générations, de secrets enfouis, de reconstructions. Vos personnages s’attachent à comprendre le passé pour se comprendre soi, se construire ou se reconstruire. Et avec Bien-Aimée, le lecteur passe de la vie dans ce camp en 1940/1942, à travers l’histoire de Hans, votre personnage principal, d’une histoire d’amour belle, brisée et triste avec Elisa, et, deux générations après, en 2022, de la recherche d’un secret familial qui va réconcilier une famille. En lisant votre biographie, on apprend que vous êtes née à Aix en Provence, et que vous vivez aujourd’hui à Munich. La France, l’Allemagne… Dans le cas de Bien-Aimée, qu’est ce que cela vient réparer ?
Aurélie Tramier : C’est une question vraiment intéressante, car je ne cesse de clamer que ce roman est le seul qui soit vraiment une pure fiction pour moi. Au début, j’ai été accrochée par la période des artistes, celle de 1939-1940 jusqu’à la capitulation française. Ce sujet me permettait de relier mes deux villes, celle de mon cœur et celle où je vis.
En découvrant les déportations de 1942, mon premier réflexe a été la lâcheté : j’ai repoussé le sujet, me disant que ce serait trop difficile. Il représentait une énorme souillure dans la représentation chauvine que j’ai de ma propre ville. Mais en discutant avec le Fondateur du Camp, Alain Chouraqui, que j’ai eu la chance de rencontrer à Munich, j’ai compris que je ne pouvais écrire un livre sur le camp en occultant la honte des déportations. Il m’était impossible de cautionner ce silence qui durait depuis plus de soixante-dix ans. De plus, j’habite à Munich et mes enfants y grandissent ; c’est une ville que j’aime beaucoup mais dont le silence me gêne aussi souvent.
J’ai clairement voulu, à mon échelle modeste, réparer notre mémoire, faire voler en éclats ce silence, pour qu’au moins ceux qui me lisent sachent. Et transmettre ce livre à la génération qui vient, une génération plus informée, ne serait-ce que parce que le Mémorial est là et qu’elle le visite.
La Griffe Noire : Et puis, il y a la musique. Omniprésente puisque Hans, le Maestro, est un musicien virtuose, hautboïste. Et vous avez eu la belle idée de partager avec les lecteurs une Playlist, dont « Petite Fleur » de Sydney Bechet, repris par Henri Salvador. Pourquoi le Hautbois ? Cette musique à-t-elle accompagné votre écriture ?
Aurélie Tramier : Le hautbois a été un choix terriblement opportuniste mais j’en suis tombée amoureuse. Puisqu’il s’agissait d’un camp d’artistes, il me fallait un héros emblématique. J’avais le choix entre un peintre ou un musicien. Je pensais que la musique m’aiderait davantage à véhiculer des émotions, sans doute parce que je l’ai toujours pratiquée moi-même. L’instrument devait être transportable. Et il me fallait un référent pour répondre à mes questions. Ma voisine est hautboïste professionnelle, c’était tout trouvé. Elle a eu la gentillesse de me consacrer du temps pour me faire découvrir son instrument, le monter, le démonter, nommer les différentes parties, me donner des détails croustillants et me faire souffler dedans, ce qui est d’une difficulté incroyable.
J’ai écouté du hautbois tous les jours pendant des mois. Un matin où j’en avais marre, j’ai mis sans trop savoir pourquoi un album d’Henri Salvador. A un moment, j’ai relevé la tête, bercée par une chanson que je trouvais magnifique. C’était Petite fleur. C’est ainsi que la chanson a forcé la porte de mon roman et s’y est inscrite d’une manière indélébile. Bien sûr, la musique avait pris un rôle tel dans ce roman que je trouvais dommage que personne ne puisse le lire au rythme de ses notes. J’ai donc mis en ligne une playlist afin que ceux qui le souhaitent puissent vivre ce roman en musique.
La Griffe Noire : Et enfin Aurélie, nous avons le plaisir de vous accueillir le 22 Juin prochain pour La Griffe Noire en Fête à Saint-Maur-des-Fossés. En tant qu’autrice, comment vivez-vous les rencontres, les échanges, avec vos lectrices et vos lecteurs ?
Aurélie Tramier : Je vis à l’étranger, les rencontres restent encore des événements exceptionnels pour moi et sont toujours de très beaux moments. Rien de tel pour me motiver pour écrire un prochain ouvrage. J’ai vraiment besoin de recevoir des commentaires positifs sur mon dernier roman pour pouvoir passer à un autre projet. Et puis venir à la Griffe Noire… Le rêve de tous ! Je m’en réjouis déjà.
Un énorme merci à Aurélie Tramier pour cet échange ! Et pour cette belle histoire d'amour brisé, de musique, de guerre, et de réparation !